« Rentrez chez vous ! », Paris, 1975

Le français, mes parents l’avaient appris à l’école. Ma mère le parlait bien, mon père beaucoup moins. Il conjuguait tous ses verbes à l’infinitif et ponctuait ses phrases par des mots en libanais, « je boire le café ktir bakkir ana » signifiait « je bois mon café très tôt ».

Après avoir dormi quelques nuits à l’hôtel et à la Cité Universitaire dans la Maison du Liban, ils avaient trouvé un appartement rue de Choisy, « chez les Chinois » comme dit ma mère. Elle est retournée dans cet immeuble pour me whatsapper des photos de la porte d’entrée qui grince, de l’escalier en bois qui tombe en miettes, de l’interphone brisé en trois. Elle n’arrêterait d’ailleurs jamais de ponctuer, de commenter, de poursuivre nos entretiens enregistrés par des ajouts sur WhatsApp. À la suite des images, elle m’avait écrit « On a habité là, Sabyl ! » comme pour me prouver qu’elle était partie de rien ou presque dans cette ville.

Mon grand-père paternel leur avait donné un peu d’argent avant leur voyage, il s’était enrichi au Ghana « très mal, m’a dit mon père, ton grand-père est peut-être un des seuls Libanais d’Afrique qui a perdu plus d’argent qu’il n’en a gagné lors de son aventure africaine ». « Tu l’aurais beaucoup aimé » a ajouté ma mère. Il est mort quelques jours après ma naissance, comme s’il avait attendu de me savoir en bonne santé pour ensuite quitter ce monde. De lui, je n’ai que deux photos. L’une où il est habillé d’une djellaba rayée et de chaussures en cuir noir. Il a les cheveux mi-longs blancs, brossés en arrière, la peau un peu mate. Adossé à une belle voiture d’époque qui a l’air de lui appartenir, il sourit à la caméra. Il a l’air heureux. Sur la deuxième, il est âgé, méconnaissable, on dirait un autre homme, il est vêtu d’une robe de chambre et a le visage marqué par la vie. Ma mère m’a dit qu’à la fin de ses jours, il ne faisait plus rien que boire des bières du matin au soir, il était devenu alcoolique.

Les valises à peine déposées dans leur nouveau chez-eux, le mur de l’appartement de mes parents a commencé à trembler. Des coups assourdissants ont retenti, une femme s’est mise à hurler : « Rentrez chez vous ! » Ma mère, effrayée, était en pleurs. Mon père voulait en rire mais il se retenait, ma mère n’aurait pas supporté. Elle l’aurait giflé. Il l’a prise dans ses bras pour la réconforter. Les coups devenaient de plus en plus forts, de plus en plus insistants. Ma mère avait peur de voir le mur s’effondrer. Dès la première visite, elle avait remarqué son infime épaisseur. Elle ne comprenait pas comment l’immeuble tenait debout. « Rentrez chez vous ! » beuglait la voisine à s’en déchirer les cordes vocales. Blottie contre les épaules de mon père, ma mère marmonnait « Baddi mama w baba », Je veux ma mère et mon père. Elle a haussé le ton.

– Je veux mon père et ma mère !

– Rentrez chez vous !

– Je veux mon père et ma mère !

– Rentrez chez vous !

– Je veux mon père ! Et ma mère !

– Rentrez ! Chez vous !

La voisine n’a jamais cessé de hurler. Une nuit sur trois, durant l’année où ils ont vécu « chez les Chinois », elle les invitait à rentrer chez eux. Dans le couloir, mes parents croisaient parfois son mari qui s’excusait de ne pouvoir rien faire, sa femme était folle, même si, des années plus tard, je pense qu’elle avait sans doute raison de leur conseiller de rentrer chez eux.